L’affaire Jeanne Baret Jeanne Baret est née, le 27 juillet
1740 dans une petite bourgade de Bourgogne, La Comelle, au nord-ouest d’Autun. Elle passe les premières années de son existence à la ferme de son père. Lorsque ce dernier décède
en 1762, elle devient gouvernante chez le docteur Philibert Commerson, veuf, pour veiller à l’éducation de son jeune fils Archambaud.
Elle a 22 ans, le docteur en a 35. Très vite, il est séduit par l’intelligence et la vivacité d’esprit de la jeune femme. Il lui donne des leçons de botanique et lui confie la
préparation des herbiers.
Deux années plus tard, le couple déménage pour Paris. Commerson vient d’être nommé botaniste du roi Louis XVI et, à ce titre, doit entreprendre un voyage dans les terres
australes. Il accompagne Monsieur de Bougainville en qualité de médecin botaniste de sa Majesté pour y faire, comme il l’écrit dans son testament, avant de partir : « des
observations sur les trois règnes de la nature dans tous les pays où les officiers me conduira ; ainsi Dieu me soit en aide… »
Dans un premier temps, Jeanne n’est pas du voyage. Une ordonnance datant du 15 avril 1689 interdit aux femmes d’embarquer sur les navires de la Marine Royale. Mais Commerson écrit
peu de temps avant d’embarquer à un ami : « On m’a passé un valet de chambre, gagé et nourri par le Roy ».
Il risque beaucoup : toute sa carrière scientifique est en jeu mais il ne peut pas laisser Jeanne. Elle sera son valet !
Deux bateaux sont affrétés pour l’expédition de Bougainville : une frégate, La Boudeuse, et une flûte, L’Etoile.
Le 6 février 1767, à Rochefort, Commerson suivi de son valet Jean Baret montent à bord de L’Etoile pour un long périple.
La vie à
Bord
Pour accompagner son amant, le botaniste Philibert Commerson, Jeanne Baret, déguisée en valet au service du docteur, a réussi à s’embarquer sur l’Etoile le 1er février 1767 pour
une expédition dans les mers australes dirigée par Monsieur de Bougainville.
La vie à bord n’est pas des plus simples… En effet, il n’y a que des hommes à bord des bateaux de la marine royale et Jeanne doit faire preuve de beaucoup de finesse et de
prudence pour garder son secret. Les premiers jours à bord sont difficiles. Commerson et Jeanne sont très à l’étroit sur cette flûte qui sert de navire entrepôt à l’expédition. De
surcroît, le docteur n’a pas le pied marin. Pendant près de deux semaines, Commerson reste alité, soigné et nourri par son domestique Jean Baret. Pour ne pas attirer les regards
sur eux, il cesse d’évoquer sa santé, objet de toute son attention depuis le départ de Rochefort. Quant à Jeanne, elle fait tout son possible pour paraître un homme, tant par la
force de travail que par les propos. Elle travaille comme un forcené afin d’écarter les soupçons. Mais sans s’en douter, ils sont observés.
Vivès, chirurgien major et membre de l’expédition, jaloux du statut de botaniste du Roi de Commerson, écrit dans son journal de bord « Le soin particulier qu’elle prenait pour son
maître ne paraissait pas naturel à un mâle domestique. Après le premier mois, le doux repos qu’ils goûtaient fut interrompu par un petit murmure qui s’éleva dans l’équipage sur ce
que, disaient-ils, il y avait à bord une fille déguisée. On jeta sans balancer les yeux sur notre petit homme. Tout annonçait en lui une femme : une petite taille, courte et
grosse, de larges fesses, une poitrine élevée, une petite tête ronde, un visage garni de rousseur, une voix tendre et claire, une adroite dextérité et délicatesse…faisaient le
portait d’une fille assez laide et assez mal faite. » Le commandant feint d’ignorer cette rumeur mais le bruit devient trop général. Jeanne Baret est alors obligée de rejoindre
les autres domestiques sous le gaillard d’avant sous peine d’être mise aux fers. Mais là encore, ses compagnons tentent de vérifier s’il s’agit d’un homme ou d’une femme. Elle se
défend en affirmant à qui veut l’entendre « qu’il n’est nullement du sexe féminin mais si fait de celui dans lequel le Grand Seigneur choisit les gardiens de son sérail. » Bref
Jean Baret est un eunuque. Cette explication, soufflée probablement par Commerson, calme l’équipage quelques temps.
La traversée jusqu’à Montevideo dure trois mois sans autres faits majeurs, si ce n’est le passage de l’équateur. L’usage veut que l’on prête serment, devant le « bonhomme »
fabriqué à cette occasion, de « ne jamais baiser la femme d’aucun marin ni matelot absent. » Jeanne Baret et Philibert Commerson se soumettent alors de bonne grâce à ce rituel.
Après l’escale de Montevideo, l’Etoile poursuit sa route vers le sud, sans s’arrêter aux Malouines que Bougainville doit restituer aux Espagnols. L’expédition arrive en Patagonie,
Commerson peut enfin herboriser en compagnie de son domestique.
Les soupçons sur Jeanne se sont un peu calmés, comme en atteste ce passage du journal de Bougainville, « Comment reconnaître une femme dans cet infatigable Baret, botaniste déjà
fort exercé que nous avons vu suivre son maître dans toutes ses herborisations et porter même, dans ses marches pénibles, les provisions de bouche, les armes et les cahiers de
plantes avec un courage et une force qui lui ont valu le surnom de bête de somme ? »
La supercherie est dévoilée.
Jeanne Baret navigue à bord de l’Etoile, déguisée en homme. Elle a tout fait pour se fondre dans l’équipage. Jusque là, le voyage se déroule sans encombre.
Après la Patagonie, l’expédition continue sa route vers le détroit de Magellan. Le 26
janvier 1768, l’Etoile entre dans le Pacifique. Voilà tout juste douze mois que l’on a quitté Rochefort. On n’a pas beaucoup avancé, alors qu’au départ, la durée du voyage était
estimée à dix-huit mois. Muni de cartes plus ou moins exactes, Bougainville évite l’île de Pâques et continue sa route pour enfin mouiller au large de Tahiti le 3 avril
1768.
Le 4, alors que les navires se rapprochent des côtes, plus d’une centaine de pirogues à balancier les abordent. Aoutourou, un indigène, monte à bord et y reste quelques
jours.
La cohabitation entre Tahitiens et Français est pacifique : ces derniers ont pu, après d’âpres négociations, installer un camp à terre pour soigner les malades. C’est alors que
survient l’épisode du 7 avril.
Jusqu’alors, les marins ne connaissaient qu’un seul mot du vocabulaire tahitien « Tayo » qui signifie « ami ». Mais ce matin-là, Commerson accoste sur l’île avec son domestique
pour herboriser. A peine ont-ils mis pied à terre qu’une foule d’indigènes surexcités les encercle en criant « Ayenne !
Ayenne ! ». Un indigène s’empare alors du jeune domestique et s’enfuit avec sa proie sous les yeux éberlués du pauvre Commerson...
Il fallut la présence d’esprit d’un officier qui se trouvait là par hasard et qui, de son épée « fit écarter toute la populace et effraya le courcié qui lâcha prise »
L’incident est rapidement maîtrisé, mais le soir du 7 avril, les marins de l’Etoile avaient appris un nouveau mot en tahitien, « femme ».
En fait, il semblerait que les indigènes ont reconnu Jeanne à l’odeur. Cela est vraisemblable, compte tenu des conditions d’hygiène à bord et du climat de Tahiti. De plus, ils
n’avaient pas d’a priori sur le langage social du vêtement chez les Européens. Ils ont simplement « senti une femelle ».
Jeanne reste désormais à bord par mesure de sécurité tandis que Commerson continue d’herboriser sur l’île sans plus trop de conviction. Bougainville, qui se trouve sur la
Boudeuse, ne peut ignorer l’incident mais ne fait rien.
L’expédition repart le 14 avril et ce n’est qu’un mois plus tard, à la suite de conditions de navigation difficiles et d’un début d’épidémie de scorbut qu’il règle cette question.
Le 28 mai, il note dans son journal « j’ai vérifié à bord de l’Etoile un fait assez singulier. Depuis quelque temps, il courait le bruit dans les deux navires que le domestique de
Monsieur de Commerson était une fille. Plusieurs indices
avaient fait naître et accréditaient le soupçon. Elle m’a avoué, les larmes aux yeux, qu’elle avait trompé son maître en se présentant à lui sous des habits d’homme à Rochefort au
moment de son embarquement. Elle savait, qu’en embarquant, il était question de faire le tour du monde, et ce voyage avait piqué sa curiosité. Elle sera la seule de son sexe et
j’admire sa résolution, d’autant qu’elle s’est toujours conduite avec la plus scrupuleuse sagesse. La Cour, je crois, lui pardonnera l’infraction aux ordonnances. L’exemple ne
saurait être contagieux » ;
A bord des deux navires, tous savent désormais que Jean Baret est une femme. Malgré cela, les hommes de l’équipage n’auront de cesse de vérifier par eux même la féminité du
domestique, en vain.
La disgrâce
Embarquée depuis 14 mois à bord de l’Etoile, Jeanne s’était faite passer pour homme mais son stratagème est découvert lorsqu’elle débarque sur l’île de Tahiti en avril 1768.
L’expédition poursuit sa route à travers le Pacifique puis l’Océan Indien. L’attention finit par se détourner de Jeanne Baret et de Philibert Commerson. Il n’y a plus de mystère à
leur sujet et d’autres préoccupations sont venues prendre le relais. La mer devient mauvaise et les navires ont besoin de réparations, les vivres s’épuisent et les rencontres de
pirogues deviennent de plus en plus hostiles. Jeanne Baret n’apparaît donc plus digne d’intérêt jusqu’à l’Ile de France devenue aujourd’hui l’Ile Maurice. Le couple débarque le 8
novembre 1768 à Port Louis avec toutes ses collections d’histoire naturelle.
Bougainville note alors sobrement : « Messieurs de Commerson et Verron consentirent pareillement à différer leur retour en France ; le premier pour examiner l’histoire naturelle
de ces îles et celle de Madagascar ; le second pour être à portée d’aller observer dans l’Inde le passage de Vénus. »
Le 12 décembre, la Boudeuse suivie de l’Etoile quittent Port Louis. Bougainville rajoute dans son carnet de bord : « J’y ai laissé sur la demande de l’Intendant pour le service du
Roi dans la colonie : Commerson des Humbert, naturaliste embarqué sur l’Etoile, et son valet fille en homme. » Et plus loin « Sur la demande qui m’a été faite par Monsieur Poivre,
Commissaire
Général de la Marine, faisant fonction d’Intendant en cette isle, d’y laisser Monsieur de Commerson Médecin Naturaliste du Roi envoyé par sa Majesté pour examiner toutes les
parties relatives à l’histoire naturelle dans le cours de notre expédition, nous lui avons permis de débarquer » puis à propos de Jeanne Baret : « la cour, je crois, lui
pardonnera l’infraction aux ordonnances. »
C’est, à n’en pas douter, une mesure disciplinaire mais c’est aussi une forme de protection au regard des sanctions qu’ils pouvaient tous les deux encourir à leur retour en
France. Cette disgrâce dure trois longues années au cours desquelles le naturaliste passe de déconvenues en découragements, dans une situation financière de plus en plus critique.
Il meurt à l’âge de 46 ans, le 13 mars 1773, six ans après son départ de Rochefort. Redevenue officiellement femme, Jeanne reste auprès de lui en prenant soin de cet homme
souffrant et ce, jusqu’au dernier moment. Un descendant par alliance de Commerson, F.B. de Montessus de Ballore écrira en 1889 dans une biographie à propos de Jeanne : « Il lui
restait un serviteur fidèle, celui qui avait assisté à toutes ses peines, à tous ses dangers. Sa main hospitalière était là pour lui rendre de grands services, sa parole était là
pour lui apporter des consolations et l’exhorter à l’espérance.
Il suffit souvent, dans l’abandon, d’un serviteur zélé pour procurer un soulagement aux misères humaines, et Jean Baret était ce serviteur. »
Elle a 32 ans à la mort de son maître, elle se retrouve maintenant seule sur cette île, si loin de la France.
L’épilogue
Pour avoir enfreint la règle Philibert Commerson et « son valet » sont débarqués sur l’île Maurice, Jeanne Baret se retrouve bientôt seule et abandonnée après le décès de son
maître. Elle a 32 ans. Elle n’a plus droit à la moindre considération ni à la moindre assistance. Jeanne trouve alors un moyen de survie en ouvrant un cabaret-billard à Port
Louis, la capitale de l’Ile Maurice. Quelques mois plus tard, elle est condamnée à titre d’exemple pour la colonie : elle sert de l’alcool le dimanche et ses clients sont ivres à
l’heure de la messe. Elle rencontre alors Jean Dubernat, un périgourdin, soldat de la Marine avec lequel elle se marie le 17 mai 1774. C’est, pour elle, l’occasion de pouvoir
enfin rentrer en France car ce mariage avec un militaire est le seul moyen d’obtenir une autorisation de rapatriement.
Elle revient à Paris en 1776 avec plus de 30 caisses scellées contenant 5000 espèces de plantes ramassées au cours de son périple autour du monde, 3000 d’entre-elles sont
nouvelles. Elle fait parvenir ce trésor au Jardin du Roi. Ces collections iront rejoindre celles du Muséum d’Histoire Naturelle où l’on peut toujours consulter les manuscrits de
Commerson, qui n’a malheureusement rien publié. Buffon en fera l’inventaire puis Jussieu et Lamarck les étudieront. Elle reçoit la part de l’héritage que lui a léguée Philibert
Commerson et, le 13 novembre 1785, elle est honorée pour son engagement dans l’expédition de Monsieur de Bougainville. Son travail auprès de Commerson est reconnu de façon
officielle par le Roi qui lui accorde une pension de 200 livres.
A 45 ans, Jeanne peut être fière de son parcours. Elle partage maintenant sa vie entre sa Bourgogne natale et Saint Aulaye sur Dordogne, sans doute pour avoir épousé un
périgourdin. Saint Aulaye est alors un petit village autonome dont le port, aux quais de pierres, témoigne d’une activité florissante à cette époque. Il fera partie plus tard, en
1824, de la commune de Saint Antoine de Breuilh.
Jeanne Baret s’éteint au lieu-dit « Les Graves » le 5 août 1807 à l’âge de soixante-sept ans. Restée fidèle à la famille Commerson, elle fera à son tour d’Archambaud, le fils
légitime de Philibert Commerson, son héritier. Elle repose depuis, au cimetière de Saint Aulaye près de l’église.
Jeanne Baret a donc bien fait le tour du monde. Partie de Rochefort en 1767, elle rentre en France neuf ans plus tard. Elle est la première femme a avoir réalisé un tel
exploit.
Nous ne savons malheureusement pas grand chose de sa vie à Saint Antoine de Breuilh et en particulier à Saint Aulaye. Elle y a vécu plus de vingt ans et est décédée aux Graves,
lieu-dit situé entre l’actuel centre bourg et la Moutine. Il y avait tout au plus, à l’époque, trois maisons. Laquelle était la sienne ? Avait-elle habité ailleurs sur le commune
?
Toute information utile à ce sujet sera la bienvenue. (contacter la mairie de Saint Antoine de Breuilh)
En décembre 2008, la municipalité a voulu honorer Jeanne Baret en donnant son nom à la salle des fêtes ainsi que le nom du bateau sur lequel elle navigua : l’Etoile, à l’ancienne
salle polyvalente.
Sources : L’affaire Jeanne Baret, par Nicole Creystey, professeur agrégée
de sciences naturelles à l’IUFM. Une femme autour du monde, par
Matthieu Noli. Illustrations de Marc Bourgne et Cyril Leriche Valérie Jonquille, Mairie de Saint Antoine de
Breuilh
|
|